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Détruire volontairement un château en pleine guerre de Cent Ans ?!

Dernière mise à jour : 26 mars 2020


A première vue, détruire une forteresse alors qu'on est en pleine guerre est une décision un peu (beaucoup ?) stupide... Et pourtant les exemples de destructions volontaires de places fortes par leurs seigneurs sont assez nombreux. Exemple avec le château de Bazoges-en-Pareds.


Le dossier R1 201 - 6, pièces 1 à 54, des Archives Nationales françaises contient plusieurs pièces concernant la baronnie de Vouvant (Vendée) aux XIIIè - XVIè siècles. Parmi tous ces papiers se trouve un parchemin de 250x150 mm, ne portant plus aucun sceau ni signature et en partie brûlé dans son bord inférieur gauche. Une note du XVIIIè siècle indique : “du 7 may… Permission de fortifier le château de Bazoges accordée à Jehan Luneau, chevalier seigneur dudit Bazoges, par Guillaume Larchevêque, seigneur de Parthenay. Cette place était importante et les ennemis estoient dans le dessein de s’y fortifier afin d’y tenir la guerre dans le pays. On peut cependant la porter (sic) de 1356 à 1368. Règne du roi Jean”. L’acte qui suit concerne donc la destruction du château par son propre seigneur !


La transcription est d’Alain Rouhaud (La forteresse détruite au cours de la guerre de Cent ans, Bulletin municipal, commune de Bazoges-en-Pareds, 2000) ; j’ai choisi de garder la graphie d’origine et de ne pas modifier la ponctuation pour laisser l’acte tel quel quitte à en compliquer un peu la lecture ; les parties entre [ ] sont celles trop abîmées pour être lisibles.

" Guillaume Larchevêque seigneur de Parthenay lieutenant es parties de Tourraine Poictou et Xantonge entre les rivières Loire et Charente du roy notre sire et de monseigneur le duc de Normandie son ainsne fils et regent le royaume. A tous ceulx qui ces lettres verront Salut. Comme par grant deliberacion et conseil des noblez et autres de pais nous avons fait demolir casser et abatre de lauctorite royal de laquelle nous usons en ceste partie sous le consentement et volunter de monseigneur Jehan Luneau chevalier seigneur de Bazoges son lieu et forteresse de Bazoges lequel les ennemis du roi nostre sire avoient en propoux et volunte demparer et enforter pour tenir guerre au pais et partiez denviron et comme nous estion a plain adcertennez laquelle chose eust este moult prejudiciable et donpmease a tous le pais et au partiez denviron et par myer avons octoire audit chevalier que luy et les siens seigneurs dudit lieu puissent et leur liset reedifier et remettre en estat premier ledit lieu et forteresse toutes foiz quilz leur plaira le pais estant en paiz et transquilite. Et pour ce que la chose ainsi faite et ordonee a partie et partet innumerable proufit a tout le pais et partiez denviron soient tenus les habitans en celles parties contribuet quant le cas advendra diceluy lieu reedifier chacun selon sa faculte a celui aider a mettre en estat de defense tel comme il estoit au temps [que abatre lavons] fait et desmolir et nous avons donne et ottroie donnons et ottroions par la teneur de ces [pres]entes de lauctorite et povoir dessusdit au dit chevalier et aux siens [seigneurs dudit lieu] auctorite povoir et licence dudit lieu abatu et affebli reedifier et enforter toutes foiz quil [lui p]laira en temps de paiz comme dit est. Et contraindre [les habitans du] pais et partiez denviron aleur aider selon leurs facultez audit lieu reedifier et mettre [en estat de defense tel comme] il estoit au temps qu'il fu abatu sanz [...] consequance ne quil puisse porter prejudice aus dis contruibueurs au temps [...] chevalier et les siens usent et joient [...] fasoient de leurs droiz et devoir deux par cause dudit lieu et [...] soit fandu et abatu u[...] a tous les justiciers et officiers du roy notre sire et du pais qui par le temps [...] joir et user paisiblement ledit chevalier et les siens sans contredit [...] choses nous avons apouse a ces presentes lettres notre saing [...] son seignet presens monseigneur Alaric de Mont[...] le viiiè jour du mois de may lan de grâce [...] "


Alors, que peut-on tirer de cet acte ?

Revenons d’abord sur les personnages mentionnés. Le “roy notre sire” est Jean II le Bon, roi de France de 1350 à 1364, alors emprisonné à la Tour de Londres suite à la bataille de Poitiers de 1356. “Monseigneur le duc de Normandie son ainsne fils et regent le royaume” est le dauphin Charles de France, futur Charles V, alors duc de Normandie et régent du royaume pendant la captivité de son père. Guillaume Larchevêque, 7è du nom, dit aussi Guillaume de Parthenay-Larchevêque, est seigneur baron de Parthenay, de Vouvant et de Mervent, etc. Il est nommé lieutenant du roi en Poitou, Touraine et Saintonge par le régent Charles le 22 mai 1358.

“Monseigneur Jehan Luneau chevalier seigneur de Bazoges” est un des nombreux seigneurs poitevins sur lesquels Guillaume Larchevêque a autorité comme lieutenant du roi. Il appartient à la famille Luneau, seigneurs de Bazoges-en-Pareds depuis le début du XIè siècle, et possède également les terres et seigneuries de Moricq (commune d’Angles), Saint-Martin-Lars, la Guignardière (Avrillé), la Grimaudière, etc., toutes en Vendée aujourd’hui. La relation entretenue entre Jehan et Guillaume est floue : le second agit ici en tant que lieutenant du roi en Poitou et donc avec l’autorité royale, pas comme un éventuel suzerain. Cependant, à partir de 1380, soit peu après notre document, le seigneur de Bazoges est vassal de Guillaume VII parce que celui-ci est baron de Vouvant. Bazoges et Vouvant sont proches depuis le XIIè siècle, ne serait-ce que par leur proximité géographique (15 km) et leurs seigneurs respectifs signent plusieurs actes ensembles, sans qu’aucune vassalité quelconque n’apparaisse. Guillaume Larchevêque est-il déjà seigneur suzerain de Bazoges lorsqu’il édite ce document ou a-t-il justement profité de l’affaiblissement de Bazoges suite à cette destruction pour la vassaliser ? C’est impossible à dire.


La date du document se pose également. On sait qu’il est rédigé un 7 mai, mais on ne connaît pas l’année. Les lettres disent bien que le duc de Normandie est régent du royaume : Charles se proclame officiellement régent de son père le 14 mars 1358. De plus, Guillaume de Parthenay n’est lieutenant en Poitou qu’à partir du 22 mai 1358 : on peut donc déjà exclure l’année 1358, le document est postérieur. Jean II est libéré de prison le 24 octobre 1360 : au 7 mai 1361, Charles n’est plus régent. D’ailleurs, le traité signé lors de la libération du roi précise que le Poitou et l’Aquitaine quittent le giron du royaume de France, Jean et Charles n’y ont plus d’autorité à compter du 24 octobre 1360, et si Guillaume reste bien lieutenant après cette date, c’est pour le compte du roi d’Angleterre (les Parthenay-Larchevêque changent souvent de veste)... De fait, nos lettres datent soit du 7 mai 1359, soit du 7 mai 1360.

Revenons donc maintenant sur le contexte. En 1337, Edouard III d’Angleterre, fils d’Isabelle de France et petit-fils de Philippe IV le Bel, est roi d’Angleterre et duc d’Aquitaine : il est vassal du roi de France pour ce duché. Pour ces raison mais aussi pour des raisons dynastiques que nous ne détaillerons pas ici, Edouard déclare la guerre au roi de France Philippe VI de Valois. C’est le début de la “guerre de Cent Ans”. Entre 1337 et 1346, la guerre touche surtout le littoral et les îles. Les chevauchées anglo-gasconnes menées par le comte de Derby après 1346 change la donne en Poitou. L’île d’Yeu et prise par les Anglais en 1348 et 1355, l’abbaye de Saint-Michel-en-l’Herm est pillée, Montaigu est pris d’assaut et détruit par les Français en 1356-1357, etc. C’est dans ce contexte de recrudescence des combats que Jean II le Bon est capturé à Nouaillé, près de Poitiers, le 19 septembre 1356.

Ce contexte sert aussi de prétexte à la destruction de la “forteresse” de Bazoges. Après s’être concerté avec Jehan Luneau, seigneur du lieu, et les grands barons et vassaux du Poitou, Guillaume Larchevêque use de ses droits en tant que lieutenant pour faire raser la place. Il explique que la perte de ce château au profit des Anglais serait fort préjudiciable et permettrait aux “ennemis du roi” de mener la guerre dans le pays environnant. L’acte donne donc à la place de Bazoges une certaine importance stratégique. Et dans les faits ? Bazoges compte certainement depuis le XIè siècle parmi les grandes places fortes de l’est du Bas-Poitou. Les grands châteaux les plus proches sont au sud Vouvant (15 km, contrôlé par Guillaume de Parthenay), au nord Pouzauges (12 km, baronnie des vicomtes de Thouars), à l’ouest Puybelliard (10 km, également aux Thouars) et à l’est Secondigny (40 km) ; il existe également quelques petits seigneuries, comme la Caillère (4 km au sud de Bazoges) et Mouilleron (5 km à l’est, aux mains des Luneau) mais elles sont peu protégées. La châtellenie de Bazoges contrôle de fait un pays assez important : je n’ai pas de documents le détaillant avant un aveu de 1412, mais à cette époque Bazoges contrôle déjà une quinzaine de paroisses. Aussi, sa perte entraînerait des troubles dans ces régions, qui pourraient être d’autant plus importants que Puybelliard et Mouilleron sont deux gros centres de foires.


Quelles sont les dispositions prises par Guillaume de Parthenay pour éviter la prise de Bazoges par les Anglais ? Ces dispositions soulèvent nombre de questions et de contradictions.

La solution apportée est très simple : on rase le château. Cette décision peut surprendre. L’acte indique clairement la peur de Guillaume de voir la place de Bazoges prise par les Anglais et les conséquences néfastes que cela aurait pour le pays alentour, ce qui laisse penser à une relative puissance de Bazoges qui lui permettrait de résister à un siège, qui reste de plus hypothétique puisque les Anglais évitent en général de prendre les places trop menaçantes et les contournent soigneusement, faute de temps et de moyens humains… Bazoges serait-elle en fait trop faible pour pouvoir résister à un assaut ? L’acte n’étant pas à une contradiction près : la destruction de la forteresse ne faciliterait-elle pas, au contraire, le pillage du pays par les Anglais ?

Une deuxième disposition est prise par Guillaume et Jehan Luneau. Le seigneur de Bazoges ou ses successeurs auront le pouvoir, dès que la paix sera revenue dans le pays, de faire reconstruire leur forteresse selon son bon vouloir. Il pourront pour cela contraindre tous les habitants du pays - qui profitent du château pour se réfugier en cas de menace -, qui devront aider à cette remise en défense selon leurs propres moyens. Guillaume interdit aussi à tous, qu’ils soient officiers du roi ou n’importe quoi d’autre, d’empêcher le seigneur de Bazoges. Il use ici de tous les pouvoirs mis à sa disposition en tant que lieutenant du roi. En effet seul le roi peut ordonner la construction d’une fortification, Guillaume ayant reçu une délégation des pouvoirs régaliens sur le comté de Poitou, la Touraine et la Saintonge, il dispose de ce droit pour ces territoires. Il en fait lui-même délégation à Jehan Luneau pour sa terre et seigneurie de Bazoges.

L’acte pose enfin une dernière question : quelles en ont été les conséquences ?

Selon toute vraisemblance, la forteresse de Bazoges a bien été rasée suite à la décision de Guillaume de Parthenay, au moins en partie. On sait également que Jehan Luneau a eu le temps de réédifier sa forteresse avant de mourir (à une date inconnue, vers 1367). Un acte du 29 septembre 1380 (Arch. Nat. R1 203) ordonne en effet à Jehan Girard, héritier de Jehan Luneau, de fortifier à son tour le château de Bazoges, et précise que : “feu monseigneur Jehan Luneau chevalier jadis seigneur de Bazoges [a reçu de Guillaume Larchevêque] congie et licence de construyre et ediffier et faire fort en son lieu de Bazoges lequel monseigeur Jehan par les causes devant dittes construissit et ediffia ledit fort et ainsi construit et ediffie le tenoit au temps quil ala de vie a trepassement”. La reconstruction de Bazoges démarre sous la fin du "règne" de Jehan Luneau, mais elle s’achève sous celui des Girard : c’est le blason de cette famille qui figure partout dans la tour maîtresse, pas celui des Luneau.

Le rôle joué par les habitants dans la reconstruction de la place est impossible à cerner. Par contre, on sait par l’acte de septembre 1380 que Bazoges avait “le droit de guaiz rereguaiz gardes et repa[racions]”. Le droit de guet est un service accompli par les sujets d’un seigneur, roturiers comme nobles, sur les remparts de son château, sur une tour ou à un poste avancé (ce dernier étant généralement confié à des chevaliers qui s’installaient dans de petites maisons-fortes comme on en connaît certaines pour Bazoges). Le “rereguaiz”, ou arrière-guet, est une sorte de police militaire exercée par les mêmes pour surveiller les guetteurs et protéger les populations d’éventuelles exactions commises par eux. Le même acte précise toujours que Jehan Girard et ses successeurs sont les “capitainez” du château de Bazoges au nom de Guillaume Larchevêque : ils le tiennent de plein droit, en sont seigneurs châtelains avec haute-justice sur la châtellenie, mais ils sont vassaux des barons de Vouvant (au moins en théorie). Par ailleurs, ils peuvent nommer “soubz cappitaine ou lieutenant endit fort pour la garde dicellui” mais ce capitaine doit être approuvé par le baron de Vouvant. Le château est donc l’objet d’un devoir de défense par les habitants de la seigneurie de Bazoges, et il en va de même pour l’église paroissiale. Un acte du 12 février 1545 précise bien que “l’église paroichialle dudit lieu était soumise au service de vigile et de police” : inclue dans les fortifications du château, son clocher servait certainement de tour de guet.

Ce même document de 1545 (A.D. Vienne C 507), qui est un aveu rendu par Jean III Girard de Bazoges à François d’Orléans, baron de Vouvant (et accessoirement prince de sang) donne un court aperçu de ce que pouvait être la forteresse de Bazoges après sa reconstruction. On y apprend que “dedans lesquelles basses-cours est située l’église parroichialle dudit lieu”, et que le tout est ceint de remparts et de fossés (il en reste quelques traces aujourd’hui). Déjà, l’aveu de Marie Luneau (nièce de Jehan Luneau et épouse de Jean Girard) fait le 3 juin 1412 parlait du “lieu, fort et forteresse dudit lieu de Bazoges, la cappitenerie et garde dicelluy aveques ses appartenances et appandances”. Un document du 9 avril 1650 est un peu plus précis et évoque la forteresse “consistant en un chasteau et maison seigneurialle basty à l’antique, assis sur une esminance clos de fossés et contre l’église paroissiale dudit Bazoges où il y a plusieurs bâtiments, deux antrées, un pont-levis, le tout couvert d’ardoises et de thuilles, coulombier après le pavé dudit chasteau, basses cours et maisons”.


Difficile donc de savoir à quoi ressemble la forteresse reconstruite après la guerre de Cent Ans même si quelques pistes se dégagent. D’ailleurs, il semble bien que le nouveau château n’est jamais eu de réelle vocation défensive, sans doute suite à sa destruction. Ses fossés et remparts sont solides certes, mais la tour maîtresse n'est pas très efficace militairement ; mais cela mériterait un autre article.

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